Charbon est avant tout un bel objet, un bel objet noir qui brille et qui brûle comme la matière qui lui a donné son nom. Harmony Coryn, avec son collectif « Black new black », en a conçu le propos en collaboration avec les très chics éditions Kahl. Elora Thevenet a enrichi le livre d’un merveilleux film de visages, de voix et d’atmosphères.
Mais Charbon s’impose aussi comme une somme – une somme de la nuit, de ce qui se vit d’intense, la nuit, à Paris. Les gens qui se couchent de bonne heure ne s’en doutent pas, mais l’underground est plus qu’une série d’endroits où l’on fait la fête jusqu’à l’aube. C’est un réseau, un lacis dense où les lignes de fuite filent dans toutes les directions, s’embrouillent et se débrouillent presque à l’infini. Il y a des lignes de mémoire, qui ramènent vers des lieux disparus (le Palace) ou des figures effacées (Alexis de Reddé, on aurait pu dire aussi bien Jacques de Bascher) devenus des mythes. Il y a surtout des lignes de coeur, qui battent autour de jeunes femmes et de jeunes hommes bien vivants, qui sont les héros de ce livre. Le photographe Hannibal Volkoff en est le chroniqueur inspiré, ressuscitant for the happy few, sur un mode nocturne et tremblé, l’usage des « Premiers Paris » de jadis. Et quelques beautés en sont les muses : Simon Thiébaut, Régina Demina, qui se rencontrent après minuit dans un Paris souterrain.
Simon Thiébaut est… Simon Thiébaut, ce qui est un métier à temps plein. Et il est aussi photographe, de grand talent, comme le prouvent les pages qui lui sont consacrées. Régina Demina est danseuse, comédienne, performeuse, chanteuse, écrivaine, réalisatrice… Mais toutes ces catégories ont-elles encore un sens ? Le temps du paragone est bien fini. Comme tous les acteurs de Charbon, la jeune femme fait art de tout son corps, le geste, la voix, le nu, le vêtu. Le mystère, les potentialités infinies du corps et des sens sont au coeur de la quête. Ces jeunes gens qui (comme les skaters de Larry Clark) mettent le Palais de Tokyo au centre de leur Paris passent avec une souveraine indifférence sous les vers de père noble de Valéry : l’intellectualisme leur est aussi étranger que le conformisme.
Corps féminin, corps masculin ? Là aussi, qu’est-ce à dire ? La génération Charbon vit après le masculin et le féminin, à l’image de Claude-Emmanuelle Gajan-Maull, que l’on voit aussi dans le dernier film de Gaspar Noé, Climax. Sur la piste de danse, il y a des corps et des désirs, qui n’éprouvent nul besoin de se penser en « papa » ou en « maman », comme font les indigents. Et quand ils parlent mariage, c’est avec un humour tendre et caustique, sensible au vintage d’un rituel qui relève du même monde que les robes à fleurs ou les papiers peints orange. Parler mariage, justement, c’est ce que font Régina et Igor, dans le joli décor d’une piscine ; ils rêvent de Las Vegas et de robes de soie. Sauf que (mais pourquoi « sauf » ?) l’une aime les filles et les garçons, et l’autre surtout les garçons. Alors ce sera « pour de rire », en pure fluidité. À la noce, il y aura des corsets et des redingotes, des robes foureau et des mini-shorts, mais il n’est pas du tout sûr que les moustaches aillent avec les redingotes, et de toute façon il est probable qu’elles seront postiches… Parmi les invités, certains auront fait leur transition, pour d’autres elle sera en cours, d’autres encore joueront sur toutes les ressources du maquillage et du costume, et il y aura même des hétéros en jean et T-shirt !
Screenshot du film Charbon réalisé par Elora Thevenet.
Rien de plus politique que cette indifférence revendiquée aux normes de genre, les plus structurantes de la société bourgeoise. Il y a peu de discours ouvertement politiques dans Charbon, sauf sous la plume de ces poètes du post-urbain que sont les rappeurs : « je ne veux pas faire de politique, ma mission est artistique / Mais quand on voit tout le trafic, on ne peut pas rester pacifique ». Dans les conversations, ce sont plutôt les détails de l’hostilité au quotidien qui sont notés, incarnés par une catégorie que chacun identifiera fort bien pour son compte : « les vieilles » ! Mais le politique est partout – et les jeunes gens que photographie Hannibal Volkoff, s’ils consacrent leurs nuits à la fête, sont assidus aux manifs le jour. Comme le note Guillaume de Sardes, « si le sous-sol est le lieu de tous les plaisirs, la rue reste le lieu de tous les combats ».
La présence au sommaire de Tiphaine Samoyault, la biographe de Barthes, induit en tentation : qu’aurait pensé le sémiologue amoureux des soirées Charbon ? On sait qu’il fréquenta en son temps le Palace – parce qu’il faut bien sortir de son bureau et que les garçons y étaient jolis. Une merveilleuse photo de Philippe Morillon (récemment exposée à la Galerie de la Clé) le montre au buffet, indifférent au dress-code néo-baroque, avec dans le regard ce léger ennui qu’il subissait et cultivait à la fois, mais curieux malgré tout. C’est ainsi qu’un Barthes d’aujourd’hui, un peu trop vieux pour prendre toute sa part aux fêtes de nuit, un peu empêtré de son corps aussi, peut glisser de Charbon le livre aux lieux que hantent ses héros : avec le sentiment aigu qu’il se construit là une manière d’être au monde, un style tout simplement, qui est probablement le vrai du contemporain. Ce qui restera de 2018 se joue davantage dans le noir de Charbon que sur les murs blancs des white cubes.
Qu’on ne s’y trompe pas : Charbon va devenir mythique. Dans vingt ans, des jeunes gens se passeront le livre devenu collector, se donneront du mal pour voir le film (« culte », bien sûr). Ils rêveront à ce moment d’apothéose d’une beauté un peu trash, comme nous rêvons à toutes sortes de « belles époques » de la modernité et même d’avant – sans illusions sur l’arrière-fond apocalyptique d’un monde défait et d’une société détruite, mais fascinés par la grâce de cet « art de vivre par temps de catastrophe ».
Photo Guillaume de Sardes.
Charbon, éditions Kahl, 2018, 300 pages, 60 euros.
Photo de tête : Hannibal Volkoff.