Barcelone est à la fois l’une des villes d’Europe les plus ouvertes à l’expérimentation éthique et formelle et l’une des plus promptes à en promouvoir une normalisation subtile par gentryfication. Elle avait donc toute légitimité à accueillir, à l’étage noble d’un magnifique palais sur la Rambla, la première rétrospective d’ampleur internationale consacrée à une grande artiste irrécupérable : Lorenza Böttner. Paul Preciado, l’une des figures les plus importantes de la critique radicale, est le commissaire de cette exposition qui rassemble une bonne centaine d’oeuvres, complétées de vitrines documentaires.
Les formes présentées sont extrêmement variées : peinture, dessin, photographie, images filmées… Cette variété est à l’image des masques revêtus à plaisir par Lorenza Böttner. Lorenza est née Ernst Lorenz, en 1959, au Chili. Son destin bascule dès l’enfance, lorsqu’un accident amène à l’amputation des deux bras. Loin de se résigner à susciter pitié et bonnes intentions, Lorenz.a, désormais étudiante à l’École d’art de Kassel, s’empare de ce corps altéré et pousse à son terme le processus de transition en adoptant une identité féminine.
Le corps non conforme aux normes de la santé et du genre restera monstrum : non plus le monstrum qu’on exhibe, bien plutôt un corps fluide qui se met en scène. Avec une habileté saisissante, Lorenza se maquille en utilisant ses pieds, fait de sa peau une oeuvre d’art. Elle dessine et peint aussi, sans mains, jouant délibérément avec les canons du portrait académique, multipliant les identifications transitoires, inventant ce que Paul Preciado appelle joliment un « maniérisme queer ». Comme il y a fluidité entre les états corporels et sociaux, il y a circulation entre les modes d’expression ; Lorenza propose le terme de « peinture dansée » pour caractériser sa manière de saisir crayons et pinceaux, qui est par elle-même un happening.
L’exposition de Barcelone présente de grandes toiles, de fascinantes séries de photographies, des dessins étonnants de maîtrise et d’érotisme… Elle permet de passer du temps au contact d’un processus créatif qui peut rappeler les démarches de Claude Cahun ou de Molinier, mais qui s’impose surtout par sa parfaite singularité. Lorenza Böttner a mis un talent certain et une volonté de fer, trop tôt abolie par le Sida, au service d’un projet de subversion des canons de l’art figuratif qui ne pouvait qu’être aussi un projet politique. Rien de tout cela n’a perdu sa brûlante actualité. Il est temps, à Barcelone et ensuite à Stuttgart, de faire (grâce à Paul Preciado) plus ample connaissance avec Lorenza Böttner.
Lorenza Böttner, Requiem for the norm, « La virreina », Centre d’image de Catalogne, jusqu’au 3 février 2019.
Photos La Virreina.