À première vue, la question de la transgression pourrait sembler épuisée. Par elle la modernité s’est construite contre l’académisme, par elle les courants post-modernes ont voulu faire bouger les lignes figées du moderne. En photographie, le transgressif donne souvent l’impression d’être devenu un simple accessoire, participant à la séduction plastique de l’image. Ce que l’on a coutume d’appeler « photographie d’auteur » (avec l’ouverture bienvenue laissée par l’imprécision même du vocable, qui facilite son extension à la vidéo d’art) est peut-être le dernier refuge d’une radicalité incompatible avec l’inconsistance souriante d’un certain art contemporain dont relève l’essentiel de la photographie dite « plasticienne » (l’expression est de la grande critique Dominique Baqué).
L’actualité récente l’a montré, le socle sur lequel repose une grande part des structurations sociales est la norme de genre. En s’attachant à la dénaturaliser, et même à la dénaturer, le photographe s’expose à la réprobation de ceux pour qui il y a un ordre éternel des apparences et des fonctions. Par sa série Les amis de la Place Blanche (1983), Christer Strömholm a puissamment contribué à donner visibilité aux travestis, à souligner la fluidité des mises en scène de soi. Son travail fonctionne ici comme un point de départ déjà historisé.
Il est difficile d’en dire autant d’Antoine d’Agata, le plus « irrécupérable » sans doute des photographes contemporains ; pourtant, l’influence qu’il exerce de longue date (son premier livre publié est de 1998) fait de lui un acteur majeur de la « photographie de la transgression ». La digue que d’Agata fait sauter est celle de l’intime. Il y aurait les actes potentiellement publics, et ce qui relèverait quasi ontologiquement du secret – ne serait-ce que par nécessité légale. D’Agata, dans la lumière crue des chambres, montre ce qu’on ne montre pas : des corps marqués, loin de l’esthétique lisse des photos de modèles, qui s’étreignent, se piquent, se pénètrent.
Probablement les réactions que peuvent susciter des images dépourvues de tout interdit sont-elles encore plus vives quand l’artiste est une femme, a fortiori une femme de l’Orient méditerranéen, où le patriarcat garde toute sa force de coercition. Tel est le cas de Lara Tabet qui, dans Les Roseaux, met en ombre (si l’on peut dire) la quête inquiète, inassouvie, d’une libre jouissance.
Les artistes que je viens de citer se heurtent ou pourraient se heurter à une réalité que Mounir Fatmi aborde frontalement : la censure. Dans sa vidéo Les Ciseaux (2003), il montre les scènes d’amour coupées du film Une minute de soleil en moins, révélant la beauté de ce que les tenants d’un ordre de peur avaient cru invisibiliser. C’est que, pour Fatmi, la rencontre des corps est l’espace privilégié d’un dépassement de toutes les astreintes sociales. Elle est même, comme il le suggère dans Something is possible (2006), la seule transgression vraiment universelle, en ce qu’elle s’offre à tous, toujours, et rend, même dans les impasses apparentes, « quelque chose » possible. La transgression, ici, se fait transfiguration.
Pour ma part, en réaction au mouvement #MeToo, je m’étais demandé s’il était possible de « transgresser » un discours éthique construit par des décennies de combat féministe : peut-on aujourd’hui entendre une parole de femme présentant son désir comme contradictoire avec son émancipation ? C’est exactement ce que suppose le phénomène de la bimbo qui, dans ma vidéo du même nom (« BIMBO », 2018), est magnifié comme le lieu géométrique de la contradiction, par l’anthologisation des clichés lexicaux et visuels.
Les œuvres évoquées ici ne sont pas de celles qui puissent faire l’unanimité. Les artistes l’ont voulu, convaincus que la fonction de l’image n’est pas de créer du confort, mais de poser question, de maintenir le regardeur dans l’intranquillité. Car que serait un art qui ne viserait rien d’autre que la joliesse ou qui ne fournirait qu’un prétexte aux discours, aussi habiles soient-ils ?