Le Festival d’Automne à Paris, Anne Teresa de Keersmaeker ou encore Valéria Bruni-Tedeschi vus par Dominique Païni…
L’automne à Paris
Le Festival d’Automne parisien conjure la mélancolie qui naît de la fin de la période estivale. Après la langueur estivale, l’impatience culturelle confère à Paris cette place exceptionnelle, retrouvée depuis une vingtaine d’années, de capitale mondiale de la culture. Depuis de nombreuses décennies il est de coutume d’évoquer cette place ravie par les scènes new-yorkaise, berlinoise ou londonienne. S’il s’agit de dire que ces trois villes sont des places financières pour la marchandisation de l’art, il est indéniable que Paris connaît un moindre effet boursier. Fort heureusement.
Mais il ne fait pas de doute que pour qu’un artiste se vende bien partout ailleurs qu’à Paris, il faut qu’il ait conquis un nom, une reconnaissance, une stature symbolique parisienne. Sans doute est-ce la raison pour laquelle l’axe que tracent désormais l’Espace Anticipations des Galeries Lafayette dans le Marais, le Centre Pompidou, la collection François Pinault, installée dans l’ancienne bourse de commerce circulaire, la Samaritaine et le pâté immobilier des antiquaires du Louvre absorbé par Cartier, signifie l’importance de Paris pour les futurs noms propres qui domineront l’art contemporain mondial.
Lorsque chacune des capitales planétaires offre cinq ou six expositions majeures, c’est le double que Paris déploie chaque saison. Paris demeure par ailleurs la cinémathèque du monde puisque c’est sur plus de 400 écrans que l’on peut prendre connaissance de la cinématographie mondiale, y compris celle qui excède très largement les « blockbusters » hollywoodiens. Le cinéma du monde entier est montré à Paris, des jeunes auteurs de l’Europe centrale à ceux de l’Amérique latine, à ceux encore du Moyen-Orient mais aussi tout ce qui compte d’indies aux quatre coins du monde. Que dire des programmations théâtrale, musicale et opératique ravivées depuis les années 2000 !
Anne Teresa
Ce sentiment de fierté chauvine fut réactivé en moi avec l’ouverture de la rétrospective de l’œuvre de Anne Teresa De Keersmaeker au Festival d’Automne. Dans l’espace Anticipations précisément, construit par Rem Koolhaas, la chorégraphe belge présentait le 15 septembre, comme une sorte de bande annonce de sa rétrospective, une pièce intitulée Violin Phase et dansée par Yuika Hashimoto. C’est une pièce de 1967 sur une musique de Steve Reich, une des plus célèbres du fait du peu de diversité de mouvements et de tournoiements des bras répétés à l’envi et devenus une sorte de signature corporelle de la chorégraphe. La pièce était idéalement regardée par les spectateurs depuis une vingtaine de mètres de hauteur, peut-être plus… Et la surprise, pour certains d’entre nous qui connaissaient déjà la pièce sur une scène horizontale, fut de la revoir recréée sur un sol recouvert d’un sable blanc que les pas chorégraphiés striaient en découvrant le plancher noir. Le processus de la pièce et son terme donnaient lieu à l’apparition d’une roue et de ses rayons qui n’étaient pas sans évoquer, avec une certaine saveur belge sans doute involontaire, un motif familier d’Alechinsky.
Étranges coincidences, fascinantes retrouvailles de ce que tant d’artistes du XXème siècle, à commencer par le groupe Gutaï et un de ses héros, Kazuo Shiraga, cherchèrent à expérimenter : peindre au moyen du corps en entier et imposer une géométrie dans l’espace depuis une marche chorégraphiée, tout simplement « peindre avec ses pieds ». Bien éloigné de ce qui motivait un Yves Klein, on aurait pu, en contemplant la sublime danseuse métronomique, qualifier également cette proposition d’anthropométrie.
Anne Teresa de Keersmaeker prolongeait cette vingtaine de minutes de la performance de Yuika Hashimoto dénuée de tout signe d’épuisement, par une confession mélancolique sur son souvenir de la création de cette pièce. Les affres du temps et quelques accidents corporels obligeaient désormais à la confier à d’autres danseuses.
La danse est un art dont on dit communément qu’elle relève de l’éphémère et du geste accompli et non reproductible hormis son enregistrement filmique. L’importance de cet hommage organisé par le Festival d’Automne est de rappeler que l’art de danser est transmissible, que les mouvements des corps peuvent être repris et contemplés au-delà de l’inauguration de leurs inventeurs, réinterprétés par des corps nouveaux. Soudain, je pensais qu’à l’époque de la reproductibilité sans rivages que permet la technologie numérique, ce parti-pris de transmission de l’invention corporelle déléguée à de vrais corps nouveaux n’était sans doute pas un hasard. Bien entendu, il ne s’agit pas de suggérer que c’est la première fois qu’une chorégraphie excède son apparition initiale, celle de son créateur. Mais le souci qu’un certain nombre de compagnies ont de perpétuer les œuvres majeures dont les créateurs et créatrices ne sont plus (les reprises récentes de ballets de Merce Cunningham et de Pina Bausch) me paraît un signe des temps pour ne pas se soumettre au seul enregistrement numérique des créations chorégraphiques inaugurales.
Valéria
Si je dois marquer cet automne par un autre événement, c’est celui de l’aubaine et le privilège d’avoir vu à titre privé le film récent de Valéria Bruni-Tedeschi, Les estivants, présenté à la Mostra de Venise au début de ce mois de septembre. Valéria « se risque » encore en exposant ce que le spectateur suppose aisément : les anecdotes du récit furent vécues. Dans les années soixante-dix, le cinéma connut le mépris pour la mise en scène des sentiments, « nettoyée » par la sémiologie, la psychanalyse, le marxisme, le structuralisme, et la vocation précoce du cinéma à décrire les désarrois de l’amour devint suspecte. Valéria Bruni-Tedeschi ose un « réalisme sentimental » en s’autorisant à représenter les douleurs de l’amour, ses chagrins et ses déceptions, ses blessures et ses illusions mis aux postes de commande du récit. Ses personnages favorisés par l’origine sociale semblent soudain minoritaires au sein d’un cinéma culpabilisé aujourd’hui par les grands phénomènes sociaux contemporains : l’émigration et les conséquences des catastrophiques périphéries urbaines. Mais Valéria Bruni- Tedeschi retrouve-t-elle l’audace d’un Jean Renoir qui annonçait à la fin des années trente, avec sa Règle du jeu, les périls à venir depuis les querelles sentimentales d’une vingtaine de bourgeois enfermés dans un château de Sologne ? Je le crois…
Valéria Bruni Tedeschi s’instaure encore en personnage central du film mais en conférant au projet narratif de ce dernier la vocation de la dissoudre et de la faire s’effacer au profit d’autres personnages. Cette communauté familiale réunie pour l’occasion de l’été est la plaque sensible d’un certain nombre de conflits dont on oublie que certains furent jadis qualifiés de « classe ».
Le film sortira en janvier 2019 accompagné par une rétrospective à la Cinémathèque française de ses films précédents ; il rappelle l’atavisme italien de « la » Bruni-Tedeschi, tant elle retrouve certains procédés felliniens qui consistent à mêler, à l’instar de 8 1/2, la réalité et le songe sans ponctuations filmiques. Le final de ses Estivants – titre tchékhovien qu’un Visconti aurait pu également emprunter – rappelle en outre l’évidence antonionienne qui consistait à manipuler des effets climatiques (la brume), restitués artificiellement ou non, pour suggérer les incertitudes de l’âme.
L’actrice-réalisatrice bouleverse en mêlant l’abattement douloureux du corps et les désarrois burlesques. Je songeais qu’elle s’inscrivait dans une tradition française de l’autofiction cinématographique mais plus encore dans la grande maîtrise des metteurs en scène burlesques qui ne peuvent déléguer à un(e) autre qu’eux-mêmes leur talent comique. Des grands burlesques américains à Nanni Moretti, on n’est jamais mieux servi que par soi-même pour faire de son corps la palette infinie des désordres émotionnels.