Filmer, c’est comme manger.
On le fait tous les jours mais c’est différent à chaque fois.
C’est avant tout une nécessité.
Une stratégie politique de visibilité et une stratégie de survie.
Raymundo, 2018
La vidéo est un art complet.
Enrique Ramirez, vidéaste chilien, souvent cité, parle ainsi de la vidéo : « J’ai découvert quelque chose avec la vidéo qui n’existe nulle part ailleurs – je peux travailler avec le son, l’écriture, l’image et l’édition tout à la fois, en mélangeant la fiction avec le documentaire. »
La vidéo est un tout. Elle est un environnement, aussi. Un environnement dans lequel on entre, en immersion, que ce soit dans l’écran ou dans une exposition. Cet environnement, cet art à la fois complet et léger est aussi un nouveau mode d’expression de la philosophie, un nouveau langage. Dans Qui je suis (1980, The Pasolini Estate, édition originale en italien ; Arléa 2015), Pier Paolo Pasolini explique : « Pourquoi suis-je passé de la littérature au cinéma ? … Parce que le cinéma n’est pas seulement une expérience linguistique, mais est, justement en tant que recherche linguistique, une recherche philosophique. » Il en va de même pour la vidéo, qui est devenu un médium idéal lorsqu’il s’agit de rendre visibles des questions politiques, des identités singulières, des réalités oubliées, des passés ignorés. Certains artistes comme Krista Geneviève proposent même la vidéo comme instrument stratégique de résistance aux hégémonies. Car elle permet de produire son propre discours, elle permet de s’attaquer à, et d’intégrer dans le champ de l’art, des sujets jusqu’alors tenus à distance des pratiques artistiques dominantes.
L’écrivain, poète et vidéaste français Frank Smith, qui revisite en 2018 les cinétracts inventés en 1968 par Chris Marker, Jean-Luc Godard, Alain Resnais et d’autres en fait des « vidéotracts » qui témoignent des réalités des années 2010, politiques, écologiques, sociologiques et poétiques. La possibilité de produire son propre discours de manière indépendante, sans grande équipe de tournage, en maintenant un contrôle considérable sur le contenu et la forme, est ainsi l’un des attraits particuliers de la vidéo, dès le milieu des années 60 et jusqu’à ce jour. Aujourd’hui, la vidéo est souvent, comme dans les cinétracts de Frank Smith, un moyen de « corriger » la vision univoque de la réalité que nous offre ce que l’on appelle « les médias », un détournement organique et fructueux. Frank Smith résiste. La poésie résiste. La poésie est mouvement et, dans les vidéos de Frank Smith, tout à la fois elle crée et s’inscrit dans le mouvement et s’oppose au flux ininterrompu de la pensée corrompue. La poésie résiste par son rythme contraire et la vidéo d’art par ses images signifiantes qui intègrent même le non-sens.
La vidéo est un art pluriel.
Présentée sur tablette, sur moniteur, projetée, en intérieur ou en « vidéo-street art » comme le fait depuis des années Analix Forever à Genève, sur un écran ou en installation multi-écrans, ou encore en réalité virtuelle, l’art vidéo est pluriel dans sa forme, il est un environnement capable de s’adapter aux multiples environnements dans lesquels il es susceptibles d’être invité. L’art vidéo peut être aussi bien un art d’autodidactes, D.I.Y. (do-it-yourself, « fais-le toi-même ») qu’un art minutieusement élaboré, travaillé, codifié, mais toujours singulier : les vidéos d’un Ali Kazma par exemple (Turquie, Biennale de Venise 2013) sont fondamentalement différentes dans leur production et leur « facture » de celles d’une Janet Biggs (USA, Guggenheim Award 2018) ou d’un Shaun Gladwell (Australie, Biennale de Venise 2009). Shaun Galdwell se met en scène lui même, ou des danseurs, des surfers, des performeurs et travaille désormais essentiellement en réalité virtuelle ; Janet Biggs filme dans les régions les plus extrêmes du monde, de l’Arctique aux mines de souffre d’Indonésie ; Ali Kazma travaille, seul, à une « encyclopédie filmique » des activités humaines. L’emprunt, le sampling, les superpositions, la répétition, sont constamment utilisées, notamment par Mounir Fatmi, qui fait écran de tout, de nos ambiguïtés, de nos peurs et nos désirs, de nos solitudes et de nos rêves, de nos mondes et de nos mots.
« Tous les mots du monde ne peuvent parler de solitude
Je veux des mots qui accueillent l’étranger dans son pays d’exil
Je veux des mots qui ressemblent à des mains qui tremblent
Tous les fragments du monde ne formeront pas un seul mot
Si seulement les rêves étaient sous titrés… »
Les vidéos de Mounir Fatmi, d’une certaine manière, sont ce « sous-titrage », cette révélation de ses rêves que l’artiste appelle de ses vœux. La vidéo est aussi un art onirique.
Images mouvantes : engloutissement et émergence.
Les images des vidéos d’art s’inscrivent dans le flux des images qui nous submergent de toutes part, la vidéo d’art, dans ses formes plurielles, possède cette particularité de résister au flux, d’arrêter notre regard, de requérir notre temps. Le temps de voir, de nous immerger plutôt que de nous laisser submerger, de vivre avec l’image en mouvement. La vidéo d’art nous guide vers le futur, vers la réalité virtuelle, vers des mouvances architecturales que nous n’imaginons pas encore, vers des espaces inexplorés. Et alors que l’image mouvante de communication et de publicité tend à nous submerger, la vidéo d’art émerge. Elle émerge du flux à contre-courant. Elle arrête le flux la où elle émerge, laissant couler le reste. Elle est le reflux, le contre-flux créatif de l’image mouvante. Elle flirte constamment avec la réalité virtuelle – la créatrice Tabita Rezaire, elle aussi, avec sa critique constante du post-colonialisme digital, résiste.
Andreas Angeldakis, un art-chitecte dont les principales créations sont virtuelles, finaliste du Prix Nam June Paik 2018 (une sorte de Nobel de la vidéo d’art), crée des mondes où les bâtiments eux-mêmes résistent à l’architecture destructive – et se meuvent, retournent dans les campagnes, ou deviennent villes eux-mêmes.
La vidéo d’art pose avec constance et acuité la question de la valeur de l’image – et don de la « qualité » de la vidéo. Les images peuvent être « pauvres » et de grande valeur, quand elles complexifient le monde plutôt que de chercher à la simplifier, quand elles « donnent à penser » ; elles peuvent être hypersophistiquées et termes techniques mais n’apporter rien d’autre au monde que des images qu’il contient déjà. La vidéo d’art, échappe à l’« universel reportage ». Janet Biggs, que l’on pourrait pourtant qualifier de « grand reporter » au vu de ses voyages dans toutes les extrémités du monde, ne produit jamais de « reportage », mais croise des images dans une perspective humaniste – et féministe – visant à nous faire voir l’humain dans sa complexité, sa singularité et son universalité. Et, comme elle le dit elle-même : « parce qu’elle je suis une femme, une américaine blanche de classe moyenne supérieure, et vu où je vais dans le monde, chaque fois que je pointe ma caméra et que je me mets à filmer, c’est un acte politique. »
Barbara Polla est médecin, galeriste, commissaire d’exposition et écrivain. Elle s’intéresse aux images mouvantes depuis les années 1990, et montre alors les installations vidéo de Mat Collishaw et les premières vidéos de Pipilotti Rist, Vanessa Beecroft, Annika Larsson. Dans les années 2000 elle crée à Genève « Les Nuits des 1001 Vidéos », puis en 2011 VIDEO FOREVER, en collaboration avec Paul Ardenne.