L’automne parisien est surchargé de propositions de tous ordres, et si le cinéma découvert au Festival de Cannes tarde à sortir en salles, danse, concerts et théâtre ne laissent pas aux spectateurs, même les mieux entraînés, le temps de tout découvrir. Ces dernières semaines, la rétrospective consacrée à Anne Teresa de Keersmaeker dans le cadre du Festival d’Automne a proposé d’autres pièces et, en particulier, l’audacieuse chorégraphie dansée sur La Nuit transfigurée d’Arnold Schoenberg.
On se souvient du prétexte poétique de Richard Dehmel, écrivain contemporain de Schoenberg, dont on ne peut déterminer si le projet est une tragédie ou un message de bonheur lyrique. C’est un duo. Une femme avoue sa faute à son amant en lui révélant qu’elle est enceinte d’un autre. Mais la musique de Schoenberg et l’interprétation chorégraphique d’Anne Teresa de Keersmaeker effacent toute expression de culpabilité.
La pièce débute avec un rappel littéral de ce mince récit en associant la femme à deux hommes dans un silence absolu, avant que la célèbre inauguration « pianissimo » de ce morceau ne commence. Je me suis « obligé » à revoir deux fois, à peu de jours d’écart, cette exceptionnelle rencontre entre un chef-d’œuvre romantique et un des exemples d’excellence de l’invention chorégraphique au XXe siècle. Je voulais vérifier que ce qui me paraissait la traduction d’un désordre des sens était en fait le résultat d’une exigence obsessionnelle et d’une précision acrobatique d’exception. Tout ce qui concourt à ralentir le thème du poème initial – la nuit, l’aveu et enfin, au terme de ce court récit, le happy end de l’acceptation de l’enfant par l’amant – est emporté dans une frénésie corporelle qui intègre néanmoins la mémoire de ce qui fit d’Anne Teresa de Keersmaeker une chorégraphe « minimaliste ».
La musique de Schoenberg fut composée alors que le compositeur avait 25 ans (1899) et on ressent l’effervescence amoureuse engendrée par sa rencontre avec celle qui deviendra sa femme, Mathilde. La pièce est fameuse également à la mesure de la frontière qu’elle représente entre la musique romantique et celle du XXe siècle. C’est aussi une sorte de chant ultime avant les grands virages conceptuels ultérieurs de Schoenberg (le dodécaphonisme, etc.). On repère des réminiscences wagnériennes dans certains moments qui évoquent Tristan, mais c’est surtout la vitesse d’exécution qu’exige cette pièce, la condensation narrative qu’elle impose, qui tirent les racines romantiques vers le répertoire du XXe siècle. (J’ai le souvenir d’une version dirigée par Pierre Boulez – vers la fin des années 2000 – qui le faisait très bien comprendre !).
La danseuse Samantha von Wissen transmet par sa nervosité et certains gestes commandés par la chorégraphe une énergie et un appel sexuels qui ont déclenché, lors des deux séances auxquelles j’assistais, quelques réserves chez certains spectateurs heurtés par l’insuffisante élégance de cette gestualité. Et tout particulièrement par le soulèvement hystérique d’une robe dont le motif floral imprimé m’a fait songer à un champ de fleurs d’Odilon Redon. C’est précisément à l’héritage symboliste que la chorégraphie m’a ramené, ce symbolisme pictural dont le thème de la femme dans la forêt fut si souvent repris par Carlos Schwabe ou encore Puvis de Chavanne (j’emprunte à dessein ces deux noms pour opposer et unir la tradition allemande et française du symbolisme).
Je me suis souvenu également de quelques œuvres choisies par Jean Clair et Guy Cogeval pour leur exposition au Musée des Beaux-Arts de Montréal (1995), Paradis perdus : l’Europe symboliste. Dans cette exposition, probablement la plus importante consacrée au symbolisme, qui contribua décisivement à penser autrement le passage entre les deux siècles, figurait en particulier une peinture émouvante d’Ozias Leduc, Errato, muse dans la forêt, conservée au Musée des Beaux-Arts d’Ottawa. Mais c’est également aux photographies de Georges Seeley, dont L’Offrande, conservée au Musée d’Orsay, ou encore à cette autre composition pictorialiste intitulée Les pins murmurent, conservée au Met de New York, que j’ai pensé en écoutant cette musique à tirer les larmes. Musique dont Anne Teresa de Keersmaeker traduit l’ambiguïté du livret en conférant à la danse du personnage féminin une absolue souveraineté, une plénitude de la conquête de soi et une force qui pulvérise toute culpabilité.
Les hasards de l’exceptionnelle programmation culturelle parisienne sont inouïs et paraissent concertés. Que se passe-t-il ailleurs ? À New York où les expositions françaises sont reprises et où les galeries en sont restées à la nostalgie des années 60 minimales ou de la bohème Beat ?
En parcourant l’exposition que le Musée d’Art et Histoire du Judaïsme consacre à Sigmund Freud, je retrouvais Jean Clair, qui en est le commissaire général avec Laura Bossi, pétillante et érudite neurologue, déterminante ici, et Philippe Comar, brillant professeur d’histoire de l’art et artiste hors-normes. Avec un sourire intérieur et beaucoup de tendresse et d’admiration, je me faisais la réflexion que cette exposition était, comme c’est souvent le cas, mais ici de manière remarquable, un autoportrait du commissaire général tout autant qu’un documentaire sur la traduction en termes plastiques du génie freudien.
Beaucoup d’œuvres convoquées ici furent déjà empruntées par Jean Clair pour des expositions antérieures : L’âme au corps à Venise, La Mélancolie au Grand Palais de Paris, Crimes et châtiments au Musée d’Orsay. Mais leur relation, leur mise en discours scénographique s’instrumentalisent différemment dans chaque proposition muséale et se dotent d’un sens différent. Le reproche que l’on fait à Jean Clair de « conservatisme » ou d’anti-modernisme est ainsi contredit par cette méthode : les mêmes œuvres servant des projets différents (bien qu’évidemment voisins, puisque cette exposition consacrée à Freud est sans doute la plus belle synthèse des expositions précédentes).
Mais la dernière salle donne précisément lieu à une ouverture inédite. Les trois commissaires la font surgir au terme d’un parcours somme toute sans surprises pour les familiers des expositions de Clair – hormis des objets éditoriaux peu connus en France tels que ces livres pour enfants (?!) de Wilhelm Busch, Max et Moritz, ou de Heinrich Hoffmann, Pierrot l’ébouriffé, condensés de situations comiques et cruelles relevant de fantasmes et de singularités mentales bien décrites par la psychanalyse. Ou encore la possibilité peu fréquente d’approcher au plus près de L’Origine du monde de Courbet et de son fameux panneau « pudique » d’André Masson, fait de magnifiques arabesques légères et ne manquant pas d’un humour que je n’avais jamais vraiment mesuré.
La dernière salle donc : un exceptionnel moulage du Moïse de Michel-Ange, copie grandeur nature provenant de l’École Nationale des Beaux-Arts, copie admirable réalisée à une époque où l’enseignement des arts supposait d’approcher au plus près les œuvres originales par la fidélité de leur… reproduction. Comme si ça n’en était qu’un détail – celui des tables de la Loi que tient Moïse – un tableau de Marc Rothko provenant du Musée national d’Art moderne, que l’on n’a peut-être pas vu si souvent accroché aux cimaises du Centre Pompidou, y est affronté, mis en écho. Il rivalise par sa sombre iconoclastie avec la figuration judéo-humaniste de Michel-Ange.
Décidément, quel automne !