Heureux lycéens romains du début du XXe siècle ! C’est à eux que s’adressaient les leçons rassemblées aujourd’hui sous le titre d’Histoire brève mais véridique de la peinture italienne. On rêve à ce temps où les jeunes voisins des chefs-d’oeuvre étaient initiés ainsi à la compréhension de leur patrimoine de famille, où l’on pouvait entendre à l’adolescence une longue et fine discussion des parts respectives de Masaccio et de Masolino dans les peintures du Carmine… Le maître, à vrai dire, n’était pas beaucoup plus vieux que ses élèves ; il n’avait pas vingt-cinq ans. Mais quelle assurance, quel brio ! « De combien de professeurs n’avons-nous rien appris ? » Voilà ce que ne pensaient certes pas les élèves de Roberto Longhi, même si l’apophtegme ciselé comme une médaille a parfois dans sa bouche quelque chose d’étrangement lacanien.
Le texte de ces premières leçons demeura inédit sa vie durant avant d’émerger de façon posthume, et avec grand succès, en 1980. On comprend pourquoi : de l’extrême jeunesse de l’auteur les stigmates sont visibles, notamment dans les préliminaires théoriques intitulés « Idées », cassants à souhait. La hiérarchie des artistes, pour personnelle qu’elle soit, doit beaucoup aux enthousiasmes et allergies du temps, avec des louanges et des blâmes qui étonnent parfois et renseignent sur le balancier de la valeur esthétique et ses oscillations. Pour prendre un seul exemple, la part importante réservée à Antonello de Messine ne serait sans doute plus de mise après les constats permis par la grande rétrospective des Scuderie en 2006. Un « goût 1900 » assez prononcé imprègne donc le propos – ce qui à vrai dire participe de son charme un peu excentrique, lorsque la mode du japonisme est telle que Longhi le discerne jusque dans les peintures de l’oratoire San Giovanni à Urbino ! Berenson, il est vrai, voyait des traits japonais chez Crivelli.
Se revendiquant d’un formalisme radical, le maître écarte d’un revers de main tous les courants qui relèvent autant ou plus de l’iconologie que de la stylistique pure. Toute mise en contexte lui paraît inutile et même néfaste. C’est à ce titre qu’il « rate » complètement le Moyen Âge, notamment la peinture romane, évacuée sans ménagements, tout comme les Lorenzetti ou Gozzoli. À ses yeux, tout ce qui fait obstacle à la perception du « sujet pur », nécessairement plastique, relève de l’anecdote et brouille le jugement de goût. Le minutieux Van Eyck est pour Longhi l’archétype de la fausse gloire… De même, tout psychologisme est excommunié ; la ligne et la couleur seules peuvent et doivent dire une situation ou un état d’âme, faute de quoi c’est la « décadence sentimentale ». Piero est ici le maître incontesté d’un monde dont la substance est entièrement chromatique.
Le formalisme est à l’ordre du jour dans l’écriture aussi. Longhi apparaît déjà dans ces pages de jeunesse comme un styliste hors de pair. Son sens de l’image frappante est étonnant, ainsi lorsqu’il assimile un saint François de Giotto à une grande pomme de pin qui brûle ou qu’il voit la chair d’un Christ de Bellini s’effriter comme un marbre. Il sait filer une métaphore, ainsi celle de la minéralité pour Mantegna, et ciseler une formule qui s’inscrit dans la mémoire, telle sa définition de Tiepolo comme un Véronèse après l’averse. Une page comme celle que Longhi consacre aux mosaïques de Saint-Vital de Ravenne est en tous points digne de Proust, et elle est loin d’être unique. Ailleurs, de véritables morceaux de bravoure appellent les applaudissements comme à l’opéra ; la page étonnante consacrée à la Sainte Famille des Offices est bien plus belle que son prétexte, l’exhibition culturiste de Buonarotti. La traduction élégante de Lucien d’Azay rend fort bien justice à ce style riche et sinueux, d’annunzien en effet, et le plaisir qu’il prend à mettre en français les inventions longhiennes est contagieux. Son post-scriptum permet de mesurer toute l’attention portée à cette copie d’artiste, sans servilité aucune, qui fait honneur tant au maître d’autrefois qu’au poète d’aujourd’hui.
Dans ce texte de 1914, le nationalisme culturel semble briller de tous ses feux : « tous les courants artistiques européens sont, sans la moindre exception, venus d’Italie » ! Le revers de la médaille est que l’art italien de 1900 est un désert, aux yeux de Longhi – ce dont « l’italianissime » n’est guère navré, car la grande manière continue ailleurs, et cela seul compte. Il n’y a pas, martèle-t-il, d’ethnicité de l’art. Il vaut la peine, de ce point de vue, de comparer la vue cavalière de Longhi à un texte comme L’Art français de Chastel, sur qui l’influence du maître florentin a été puissante. On pense à la fière dédicace du Grand atelier d’Italie : a Roberto Longhi, duca, signore & maestro nel campo della pittura italiana, mais plus révélateurs encore sont les « longhismes » plus ou moins conscients qui parsèment la prose du grand historien d’art parisien. La France, d’ailleurs, fait une apparition aussi massive qu’inattendue dans les dernières pages de l’Histoire brève. Pour Longhi, en effet, toute la sève puissante de la synthèse italienne, par Caravage surtout, a irrigué une certaine peinture française, jusqu’à son époque. Et de citer Courbet, Manet, Renoir, Degas, et surtout Cézanne, « le plus grand artiste de l’ère moderne », crédité de rien moins que d’être une sorte de neveu de Piero.
On comprend mieux, à la lecture de l’Histoire brève, la part que joua Longhi dans la formation d’élèves pourtant aussi différents de lui que Pasolini. Nul besoin de partager ses thèses si tranchées pour le goûter : ses admirables descriptions, ses analyses suggestives font penser, et plus encore font voir. Sans rien ignorer des discussions violentes qu’il suscita (et suscite encore), on se promet donc de glisser dans son havresac le joli volume des éditions Klincksieck, efficacement annoté par Neville Rowley, pour un prochain voyage à Florence – cette Florence qui règne sur l’Italie artistique de Longhi, et dans laquelle il régna longtemps, véritable condottiere des arts.
Roberto Longhi, Histoire brève mais véridique de la peinture italienne, trad. par Lucien d’Azay, présenté et annoté par Neville Rowley, Paris, Klincksieck, 2018, 192 p., 21.50 e.