On associe toujours l’esthétique gothique au XIIIe siècle, mais c’est bien le siècle précédent qui a servi de laboratoire pour l’invention de formes nouvelles. Une belle exposition, préparée avec autant de goût que d’érudition par Philippe Plagnieux et Damien Berné, en fait la démonstration pour la sculpture au Musée national du Moyen Âge. La scène est en Ile-de-France, au premier tiers du XIIe siècle. A priori, le terrain n’est pas des plus favorables : le domaine capétien n’a pas été une terre de promission pour l’art roman, à la différence des foyers bourguignons ou languedociens. La première salle donne malgré tout à découvrir quelques pièces romanes parisiennes, que l’on examine avec une curiosité proportionnelle à leur rareté. « Enfin Suger vint ! » C’est à l’abbaye royale de Saint-Denis que l’on assiste comme en direct à l’émergence d’un style nouveau, qui traite autrement la figure et l’ornement et atteint d’emblée un haut degré de raffinement.
Mais Saint-Denis ne reste pas longtemps un chantier unique ; très vite, le Portail royal de Chartres ouvre un deuxième front d’innovation formelle. Quatre grandes statues-colonnes, déposées en raison de leur fragilité, sont offertes à l’examen admiratif du visiteur ; on s’émerveille que l’impératif de verticalité, loin de nuire à la qualité de ces oeuvres magistrales, leur apporte au contraire un surcroit de diversité, d’élégance et même d’humanité. En bonne méthode, la question des influences est alors posée. En une section fascinante, les concepteurs de l’exposition repartent de la matrice clunisienne (représentée par la célèbre Ascension du Lectionnaire) pour indiquer comment elle a pu marquer l’oeuvre de Chartres par l’intermédiaire de la clôture de choeur de Souvigny, dont on a conservé des Apôtres aux tuniques admirablement plissées.
À partir des centres ainsi identifiés, les modèles se diffusent et le visiteur est invité à en suivre la propagation : à Saint-Denis même avec le chantier du cloître, disparu mais restitué ici par ses éléments retrouvés ; à Sens ; à Senlis… À Paris même, des éléments de portail mis au jour ou remployés à Notre-Dame remontent à la même période, mais on est surtout séduit par une grande figure d’Isaïe d’une exceptionnelle qualité découverte sous la Tour Saint-Jacques. Le parcours aboutit au Portail royal de la collégiale de Mantes, très mutilé mais qui a laissé de magnifiques têtes de prophètes, sculptées dans le troisième quart du XIIe siècle. L’officina francese fait ainsi la preuve de la rapidité avec laquelle elle a intégré les caractères du style nouveau. La disposition des pièces et l’excellent éclairage de l’exposition permettent de saisir à fleur de pierre ce geste des sculpteurs médiévaux que Focillon nous a appris à goûter. Présenté avec intelligence, sobriété et efficacité dans le cadre majestueux des Thermes de Cluny, l’événement du MNMA, à coup sûr, fera date.
Naissance de la sculpture gothique, Musée national du Moyen Âge, jusqu’au 7 janvier 2019.