Jim Jarmusch qui y a tourné une histoire d’amour entre deux vampires, Only lovers left alive, dit de Tanger qu’elle est une ville magnifiquement ouverte qui a vu passer les êtres les plus bizarres sans s’en formaliser. Bizarre, il l’était sans doute un peu cet ange rebelle, ce truand-poète, cet écorché vif des marges, dont Guillaume de Sardes, dans son nouvel essai (en lice pour le Prix Méditerranée essai), suit le fil fragile de l’existence à Tanger qu’il visite régulièrement de 1969 à sa mort. D’autant plus bizarre qu’à Tanger, Jean Genet est à sec de mots. Il n’a jamais écrit dans et sur cette ville-mythe, pourtant plus que nulle autre passée au filtre des fantasmes des écrivains, de Twain à Kerouac en passant par Barthes, Kessel ou Morand.
Genet, lui, la laisse vierge, la ville des plaisirs, des garçons, du haschisch. Il y fait tout – draguer, fumer des gitanes dans ses cafés de prédilection, lire Nerval ou Saint Simon, dormir – sauf (l’)écrire. C’est ce vide creusé par cette abstinence littéraire que Guillaume de Sardes comble dans son essai. Il pallie ce manque, convoquant les impressions d’autres auteurs, racontant les amitiés et flirts de Genet, son quotidien, passant la journée en pyjama à l’hôtel El Minzah, embrumé par les doses de barbituriques qu’il ingurgite régulièrement pour tuer son désespoir dans le sommeil.
La Tanger de Genet, la ville marocaine qu’il a vécue et aimée se devine alors : infusée par la nostalgie – son pouls ralenti comme ajusté à l’assoupissement genetien – et désœuvrée. Puisque, comme le note de Sardes, « à Tanger l’inactivité n’est pas coupable ». La description et l’analyse de l’attente, érigée en mode de vie, d’un dandy canaille font la beauté de cet essai. Car c’est bien un état d’âme, un état de vacance que Guillaume de Sardes fait ressentir au lecteur, qu’il fait remonter en restituant l’atmosphère d’une ville qui « tourne autour [d’un] centre immobile : Genet couché dans sa chambre du Minzah ». Mais c’est moins lui que son souvenir qui se promène, sous la plume de Guillaume de Sardes, dans le labyrinthe des ruelles de la médina.
Au fil des pages, son portrait relève du mémoriel, de la subjectivité de l’expérience que de Sardes fait d’un espace dans lequel lui aussi semble attendre des traces de l’éternel voyageur qui l’a précédé. De Tanger, William Burroughs, autre fameux tangérois d’adoption, dit qu’elle est « un centre nerveux de la mémoire ». Ici, le lecteur emboîte le pas à un Genet, il faudrait oser le néologisme, « tangerisé », vu au prisme de cette ville. Autant que cette dernière est vue au prisme de sa présence.
Comme si elle suscitait automatiquement le retour en arrière, la réminiscence, elle permet à de Sardes d’évoquer non seulement les habitudes de Genet au Maroc mais aussi la complexité de ses rapports amicaux freinés, malgré sa générosité, par une solitude ontologique et son style où la « partouze des mots », provocante agression du classicisme français, trouve la beauté au risque de l’artifice. Tanger invite à l’aventure géographique comme à l’aventure de la langue.