La mise aux enchères en octobre chez Christie’s d’un tableau entièrement conçu par des algorithmes, relance les débats autour de l’intelligence artificielle : est-ce encore de l’art ? Le créateur est-il voué à disparaître derrière la machine ? Ou est-ce une simple mutation promesse d’avenir ?
Elles étaient auparavant un sujet de science-fiction, envahissant bandes dessinées, romans d’anticipation ou films dystopiques. Mais la réalité a fini par rejoindre la fiction et les intelligences artificielles nous environnent au quotidien. Outre les sciences, l’ingénierie et la médecine, elles se trouvent en nombre dans le domaine de la culture : chanteurs virtuels (comme Hatsune Miru qui s’est même produite sur la scène du Châtelet à Paris), musique (l’ordinateur Flow Machines qui crée des morceaux pop pour le compte de Sony, ou logiciels qui composent comme Amper), écriture (« Benjamin », capable de concevoir un scénario)… Et même dans le monde de l’art. Ainsi, du 23 au 25 octobre, la maison Christie’s à New York, va mettre aux enchères une œuvre entièrement créée par une intelligence artificielle. Ce qui n’a pas manqué de provoquer de nombreux débats…
Une peinture à base d’algorithmes. Le Portrait d’Edmond Belamy. Tel est le nom de la toile en question que l’on croirait, au premier coup d’œil, avoir été peinte au XIXe siècle. Pourtant, elle a été constituée par un collectif parisien, Obvious, composé de Hugo Caselles-Dupré, Pierre Fautrel et Gauthier Vernier, tous âgés de 25 ans seulement. Leur objectif, concevoir l’hypothèse future d’un statut des œuvres conçues de manière numérique et artificielle.
Car ici, point de pinceau pour représenter cet homme en redingote noire et au col blanc, au visage qui semble inachevé, mais une formule algébrique regroupant deux algorithmes contradictoires, générateurs d’images. Le premier en crée de nouvelles à partir de 15 000 représentations d’œuvres référencées, peintes entre le XIVe et le XXe siècle et le second efface toute trace de numérique. « Cette nouvelle technologie nous permet d’expérimenter la notion de créativité pour une machine et le parallèle avec le rôle de l’artiste dans le processus de création. L’approche invite l’observateur à considérer et à évaluer les similarités et les distinctions entre les mécanismes du cerveau humain, tels que le processus créatif et ceux d’un algorithme. Surtout, nous voulons que le spectateur se concentre sur le processus créatif : un algorithme fonctionne généralement en reproduisant le comportement humain, mais il apprend en utilisant un chemin qui lui est propre »1, explique le collectif.
Rien de non-humain ne transparaît dans Le Portrait d’Edmond Belamy, troisième d’une série, car toute la famille (fictive) Belamy, composée de 11 membres, aura son portrait prochainement. Il succède ainsi au Comte de Belamy et à La Comtesse de Belamy, produits selon le même concept fin janvier 2017. Les trois tableaux ont été imprimés sur toile et placés dans un cadre doré d’époque. Ce qui a un coût, le collectif Obvious s’autoproduisant. Mais aussi des résultats : Le Comte de Belamy avait été acheté 10 000 euros sur EBay par le directeur de l’Institut des Carrières Artistiques et collectionneur d’art Nicolas Laugero Lasserre. Et Le Portrait d’Edmond Belamy est évalué entre 7 000 et 10 000 dollars.
Un procédé vieux de 70 ans. « C’est exactement le genre d’œuvres que nous vendons depuis 250 ans »2 estime de son côté Richard Lloyd, responsable de la vente chez Christie’s. « Nous sommes continuellement au fait des changements sur le marché de l’art et la manière dont la technologie peut influer sur la création et la consommation d’art. (…) Nous offrons aujourd’hui une plate-forme publique pour exposer une œuvre d’art entièrement réalisée par un algorithme »1. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’un tableau est créé par ce genre de procédé. Un Rembrandt avait été conçu ainsi en avril 2016 et imprimé en 3D. Et l’intelligence artificielle Deep Dream de Google, permettait en 2015 de générer des œuvres à partir d’images existantes.
En 1956, déjà, les nouvelles technologies pénétraient dans le monde de l’art, avec la première sculpture cybernétique, conçue par Nicolas Schöffer, qui assurait alors que « l’artiste ne crée plus une œuvre, il crée la création »3. Pour autant, la machine n’a pas encore remplacé l’artiste, même si des expositions ont déjà eu lieu en ce sens, comme Artistes et Robots au Grand Palais, qui témoignait cet été de l’importance de plus en plus prégnante des intelligences numériques en matière d’art. « La réalité de l’intelligence artificielle n’est plus du tout la même que dans les années 1950. L’intelligence du robot cybernétique de Nicolas Schöffer n’a plus rien à voir avec les logiciels algorithmiques utilisés actuellement »3, souligne Jérôme Neutres, commissaire de l’exposition.
Et ce qui a bouleversé tous les codes, c’est justement le « deep learning », où le fait que l’intelligence artificielle bénéficie d’un réseau de neurones qui lui permettent un apprentissage profond de ses connaissances. Autrement dit, les intelligences artificielles sont désormais capables de créer. De quoi en avoir peur ? La notion d’auteur est-elle vouée à disparaître ? « Toutes ces œuvres d’art robotique viennent nous rappeler que ce qui compte, dans le geste artistique, c’est l’idée, le concept, qui va créer un système, lequel va créer des œuvres. Il y a toujours derrière le robot, un homme »3, rassure Jérôme Neutres. « Ce qu’il manque à la machine, c’est le contexte et la perception, ce qui est aujourd’hui complètement humain »3, renchérit l’auteur Jean-Claude Heudin. Jusqu’à quand ?
1 – http://www.club-innovation-culture.fr/octobre-2018-christies-encheres-oeuvre-algorithme/
2 – https://usbeketrica.com/article/un-tableau-peint-par-une-ia-bientot-vendu-aux-encheres
3 – https://www.franceculture.fr/sciences/intelligence-artificielle-et-si-la-machine-remplacait-lartiste