Entre les salons des grandes maisons de l’avenue Montaigne et les placards des sacristies, on n’imagine guère de points communs. A priori, les aficionados des toilettes hors de prix ne sont pas ceux qui suivent en connaisseurs, dimanche après dimanche, le passage du vert au violet, au rose, à l’or, sur le dos d’ecclésiastiques qui n’ont pas souvent la taille mannequin. Pourtant, alors même que s’accélère la déprise religieuse des sociétés occidentales, deux expositions très différentes par leurs moyens mais quasi identiques par leurs ambitions célèbrent la proximité des deux vestiaires : celui du culte catholique et celui de la haute couture.
La plus médiatisée répond au joli titre d’Heavenly bodies et occupe les salles du prestigieux Metropolitan Museum de New York ; pour l’autre, présentée en deux lieux de Normandie, le Musée de Lisieux et la Maison du Doyen de Bayeux, le titre est bien trouvé aussi : Esprit créateur(s). Rien de commun entre les foules qui se pressent dans les espaces généreux du Met, au point d’avoir dépassé fin août le million, faisant ainsi d’Heavenly bodies l’un des plus gros succès de l’histoire de la maison, et les plus rares curieux qui, délaissant un moment la côte, poussent la porte des demeures normandes où quelques salles offrent à leur curiosité textiles et objets. Mais le projet est bien le même, jusqu’à l’identité de certains modèles ou de certains rapprochements.
À vrai dire, surtout au Met, ce sont trois réalités bien différentes qui ont été réunies sous un seul chapeau – ou une seule mitre précieuse ! La première concerne le vêtement quotidien de l’ancien clergé, à savoir pour l’essentiel la soutane, avec toutes ses variantes de couleurs et de galons. Elle a assez souvent inspiré les couturiers, y compris à un moment où on ne l’imaginerait guère possible. Le modèle mythique est en effet la robe Pretino (« le petit prêtre ») présentée par les sœurs Fontana dès 1956 : une gracieuse soutanelle pour beauté taquine en vacances romaines. On imagine le scandale dans une Italie où régnait encore Pie XII ! Mais on n’est pas là dans le répertoire liturgique à proprement parler.
On n’y est pas non plus lorsque les maîtres de la mode vont chercher leur inspiration dans l’art religieux de manière générale. C’est là une tendance lourde des dernières décennies, avec la vogue durable du néo-baroque, devenu presque la signature de certaines maisons. Chez Chrisian Lacroix, par exemple, on rencontre très fréquemment des rappels discrets ou très explicites de motifs venus des formes les plus spectaculaires de la dévotion catholique, notamment sous sa forme latino-américaine. La pratique est à vrai dire plus ancienne puisque, apprend-on, Jeanne Lanvin, juste avant-guerre, avait emprunté plusieurs robes-tuniques aux anges de Fra Angelico. Certains couturiers se révèlent même théologiens subtils, à l’image de Karl Lagerfeld créant une mule dont le talon est orné d’un discret petit serpent argenté, citation directe d’un verset de la Genèse ! Cependant, art n’est pas liturgie, et les musées ouvrent peut-être la thématique à l’excès en allant dans cette direction. La tentation est forte dans la mesure où elle permet de créer un dialogue visuel entre des objets muséaux « classiques », peintures ou sculptures, et des pièces textiles. Les conservateurs du Met y résistent d’autant moins qu’ils disposent du cadre extraordinaire des Cloisters, où les brocarts peuvent entrer en résonnance avec des cloîtres romans, des peintures murales et des Vierges de bois transplantés sur les bords de l’Hudson.
Reste que le cœur du sujet est bien l’inspiration liturgique stricto sensu dans la création textile. Il se suffit à lui-même, tant il est riche. Paradoxalement, les implications les plus évidentes (des couturiers renommés invités à créer des vêtements d’autel) ne sont pas les plus intéressantes. De Lisieux à New York, Castelbajac semble être l’exemple canonique, avec ses chasubles colorées imaginées il y a vingt ans pour les « Journées mondiales de la jeunesse » de Paris. Ce n’est pas faire injure à un créateur talentueux que de ramener à ses justes proportions une idée simple et séduisante, adaptée à un grand événement médiatique, mais qui ne mérite sans doute pas d’entrer dans l’histoire des arts… Les emprunts inavoués sont plus réjouissants, comme les très pieux Bénédictins de Saint-Wandrille décorant une chasuble, en 1925, à partir d’un motif de bas de femme ! On savoure de même la délicieuse ironie d’une exposition de pièces rares de la sacristie du Vatican (d’ailleurs plutôt de deuxième choix) installée au Met dans le « Anna Wintour Center »… Tout cela rappelle évidemment une scène illustre entre toutes : le défilé de mode ecclésiastique de Fellini Roma, en 1972. Le musée de Lisieux a eu la bonne fortune d’obtenir en prêt plusieurs des incroyables chasubles mises en scène par le maestro.
L’enthousiasme de la hiérarchie ecclésiastique à promouvoir ces manifestations prête un peu à sourire. Tout se passe comme s’il n’y avait là qu’une aimable rencontre entre culture religieuse et culture profane. On voit bien pourtant que les enjeux dépassent les questions de vitrines. Ces hommes en robes fleuries dont les gants brodés et les menus souliers inspirent les tenues de soirée des élégantes ne parlent que du trouble dans le genre dont le catholicisme a été, en Occident, le principal vecteur. Impossible de ne pas songer, en regardant tourner sur elles-mêmes les grandes coquettes de sacristie, au pape burlesque de Genet, Sa Sainteté, dite « Elle », qu’Alfredo Arias a récemment incarné avec brio sur la scène de l’Athénée. Il est particulièrement piquant que ce soit au moment même où son homophobie est mise en procès que l’Église collabore à l’exhibition, entre Normandie et Ve Avenue, de ses atours les plus ambigus.
Heavenly bodies, Metropolitan Museum of Art, jusqu’au 8 octobre 2018
Esprit créateur(s) : le dressing des évêques revisité, à Lisieux jusqu’au 14 octobre 2018 et à Bayeux jusqu’au 16 septembre 2018