Achille Mauri nous accueille dans son appartement milanais du Palazzo Cagnola. Aux murs des œuvres d’Alighiero Boetti, Lucio Fontana, Fabio Mauri, Man Ray, Andy Warhol.
Orianne Castel : Votre appartement renferme des centaines de tableaux et de sculptures. La plupart sont exposées, d’autres, entreposés ici et là, sont encore emballés. Quand avez-vous commencé à constituer cette immense collection?
Achille Mauri : J’ai débuté ma collection très jeune, quand j’ai commencé à garder systématiquement les dessins que faisait mon frère Fabio Mauri. Ensuite, dans les années 60, j’ai emménagé à Rome, via dell’Oca, à côté d’un petit bar, le Rosati Cafe qui était fréquenté par de nombreux artistes. J’ai rencontré là-bas des gens comme Dorazio, Perilli, Turcato, Rotella, Duchamp, Twombly, Schifano, ou encore Festa. Ils étaient peu connus à l’époque. J’achetais leurs œuvres pour presque rien. Aujourd’hui encore, il est rare que j’achète une œuvre qui a déjà de la valeur. Je préfère collectionner les jeunes artistes. Je visite les foires et parfois j’ai la chance de rencontrer une œuvre qui retient mon attention, ceux sont souvent des tableaux qui ne valent pas plus de 2000 euros. J’achète des œuvres car je veux pouvoir les contempler plusieurs fois.
O.C. : Vous dites fréquenter les foires. C’est une démarche très différente de vos débuts d’amateur. Le marché de l’art a lui-même beaucoup évolué ces dernières années. Que pensez-vous de son fonctionnement?
A.M. : Le marché de l’art actuel est totalement incompréhensible. C’est un marché immense qui repose entre les mains de quelques-uns. Les maisons de ventes et les grandes galeries comme Hauser and Wirth ou Gagosian font des chiffres d’affaires extraordinaires, alors que les autres organisent des expositions mais ne vendent presque pas. Et puis, il a une multiplication d’organisations, comme les foires, qui induisent une régression de l’art. Nombres des soit disant artistes qui y sont exposés sont incapables de se positionner dans l’histoire de l’art. Ils ne s’interrogent pas sur ce qu’ils sont en train de faire, si c’est une nouveauté, si c’est une répétition, si ça a un quelconque sens au regard de ce qui existe déjà. Il est devenu vraiment difficile de manœuvrer dans l’art contemporain. Dans la très belle boutique de la Galerie des Offices à Florence, il y a des livres d’art du monde entier, des catalogues de biennales, de triennales, d’Istambul, de Venise, de Taiwan… toutes ces choses ont déjà été vues mille fois.
O.C. : Vous parlez de sens de l’art, diriez-vous que la cohérence de votre collection réside dans un choix d’œuvres qui portent une signification claire?
A.M. : Oui, j’apprécie les œuvres dont les couleurs, les formes agissent comme des signes et évoquent quelque chose à chacun d’entre nous. Les œuvres que j’aime expriment le rapport que l’artiste entretient avec son époque et il me semble qu’il y a beaucoup de choses à dire sur le fonctionnement de notre société. Les migrations par exemple. Quand je pense à tous ces morts, je me dis que ce serait bien que les artistes du monde entier s’y intéressent. Je ne crois pas que l’on puisse continuer avec des artistes qui prennent un bloc de pierre ou de bois et qui en font une forme sans réfléchir au sens de leur démarche : ce que ça dit et, surtout, ce que ça change.
O.C. : Nous parlons de l’art dans son lien à la société ; vous êtes le président de la Fondation Fabio Mauri qui vise à diffuser l’œuvre de votre frère. C’était un artiste très engagé politiquement, contre le nazisme notamment. Pourriez-vous nous en dire plus sur son œuvre et sur ses influences?
A.M. : Fabio n’était pas influencé par des courants artistiques, c’était lui-même un courant, et surtout, il n’a jamais voulu s’enfermer dans une routine. Il ne s’est jamais inscrit dans un processus comme c’est le cas de nombreux artistes qui répètent une même idée. On peut prendre l’exemple d’Arman qui faisait des assemblages d’objets ou de Lucio Fontana qui coupait les toiles. Pour Fabio, chaque exposition était un cycle qui commençait et qui devait se terminer, Picasso a changé vingt fois de techniques. La recherche est une façon de vivre très puissante, la répétition est ennuyeuse.
O.C. : Pourriez-vous nous parler de l’actualité de Fabio Mauri, les collections dans lesquelles se trouvent ses œuvres, les expositions dans lesquelles il est représenté?
A.M. : Fabio est représenté dans presque tous les musées italiens. Il est au Castello di Rivoli à Turin, il est au GNAM (Galleria nazionale d’arte moderna e contemporanea) à Rome. Une grande exposition lui a été consacrée au musée Madre à Naples ainsi qu’au GAMeC (Galleria d’arte moderna e contemporanea) à Bergame en 2017. Il a été exposé à New York par la galerie Hauser & Wirth en 2018. Ses œuvres montrées à la biennale de Venise dans le premier pavillon en 2015 ont également rencontré un grand succès. Nous travaillons maintenant à la création d’une plateforme qui regroupera toutes les productions de Fabio qui était aussi un grand écrivain. Ensuite, il y aura surement l’édition d’un catalogue raisonné, mais pour le moment le plus urgent est d’ordonner toute la documentation qui concerne son œuvre pour la rendre accessible au plus grand nombre. C’est aussi tout l’intérêt du livre « Fabio Mauri – Le passé en actes » de Valérie de Costa publié cette année en édition bilingue français/anglais aux Presses du réel.
O.C. : Deux des œuvres de Fabio Mauri sont également présentées en ce moment à la Maison rouge de Paris qui organise sa dernière exposition sur le thème de l’envol jusqu’au 28 octobre. Il s’agit d’une sculpture intitulée « Machina per fissare acquarelli » et d’une installation nommée « Luna ». Avez-vous eu l’occasion de discuter de ces deux œuvres avec votre frère? Savez-vous qu’elles étaient ses intentions?
A.M. : Fabio a créé l’installation Luna en 1968, il l’a réalisé à Rome dans le cadre de l’exposition « Il teatro delle mostre« , conçue par le galeriste Plinio de Martiis. Nous étions dans la période des premiers programmes spatiaux. Avec cette fausse capsule spatiale remplie de billes de polystyrène Fabio a voulu donner au spectateur l’occasion de faire l’expérience de ce lieu inatteignable qui devenait de plus en plus concret dans les récits de l’époque. Il souhaitait jouer sur ce couple réalité/imaginaire. C’était également l’intention de Machina per fissare acquarelli qui est une sorte de machine à fabriquer des images.